Paulo dans son bureau
Me laissait le temps de philosopher
A quoi voulez-vous employer votre vie
Quel sens désirez-vous lui donner
Paulo dans son bureau
Me proposait des parcours d’insertion
Des dispositifs pour l’emploi
Tout un éventail de solutions
Paulo dans son bureau
Me montrait son attirail de clefs
Une véritable caverne d’Ali baba
Un dédale de portes et d’allées
Paulo dans son bureau
M’écoutait parfois
Des bilans de compétences
En veux-tu en voilà il était une fois
Paulo dans son bureau
D’autres fois était pressé
Regardait sa montre suisse
Remplissait ses cases à cocher
Paulo savait qu’il serait évalué
Noté à ses résultats
Combien de chômeurs reclassés
Aujourd’hui en parfait état
France en bas résilles
Elle
Venait d’arriver
En ce début d’année
Elle déployait ses ailes
Sur le pont
Juste au-dessus des rails
France était beaucoup plus directe
Travaille
Me disait-elle
Arrête de réfléchir
Lâche tes pensées
Cesse de tourner autour de ce rond-point
Ce nombril médical
Coupe donc à l’horizontale
Trace ton chemin
Tiens
Soulève cette caisse de pommes de terre
Ça te fera les muscles
Que ne ferais-je pour France
Étais-je vraiment prêt à tout pour ses idées
Deux mille vingt quatre
Fini le temps des perpétuels bilans
Des cercles vicieux en veux-tu en voilà
L’heure était venue de foncer
De poncer
Accueillir tout ce qui venait
Traverser la rue grouillante
Aller saluer la main de Job qui m’attendait
Sur le marché forcément
De l’autre côté de la Trinquette
En Hollande
Paulo n’était plus vraiment à la page
Il avait mal vieilli dans son bureau
Le travail était une évidence
En plein jour sous la pluie ou la canicule
À foison il était dans une époque en crise
La crise de foi arrangeait bien les maîtres de ce monde
Qui l’entretenaient subtilement
En nous déracinant de nos origines
En nous faisant croire à ces nouveaux dieux
Intelligence artificielle
Pouvoir
Argent
A coup d’annonces publicitaires
La vie serait dès lors si terre à terre
Jusqu’à son cimetière
Notre dernière destination
Décorés par les vers
Après des heures à bicyclette
Livraisons en veux-tu en voilà
Bienvenue aux Indes tricolores du commerce
France jupe courte en hiver était si séduisante
Le travail à dire vrai n’était pas le problème, ma douce France
Je lui susurrais un dimanche matin
Dans le creux de l’oreille à son réveil
Je travaillais tous les jours ou presque
Le problème c’était la rémunération du travail
Quel travail était rémunéré
Et
Quel travail ne l’était pas
Et
Combien était rémunéré le travail qui était rémunéré
En comptant
Les dépenses pour m’y rendre
Tout le temps de préparation
Plus ou moins conséquent selon le lieu et la nature de ma mission
Ma France à mes questions
Se contentait de me répondre
Par une question
Tu veux travailler oui ou non
France était le genre de sujets
A ne considérer comme réalité
Que ce qui était binaire
Oui ou non
Et ne considérait que la partie visible de l’iceberg
Palabrer avec France était chose vaine
France était dotée d’une intelligence artificielle
Et tout le monde le savait
Les intelligences superficielles avaient toujours raison
Je prenais l’air un temps
Mes distances avec France
Flâner n’était pas de son goût du tout
Ses longues jambes de mannequin préféraient la marche nordique
Je marchais seul dans l’oubli d’une serre tropicale
Un peu bancal
Avais-je vraiment une jambe plus courte que l’autre
Qui s’en était rendu compte
J’ouvrais un livre de poésie entre deux cactus
Complètement futile aux yeux perçants de France
Je m’efforcais de saisir l’incompréhensible
Je n’étais pas tombé sur le plus facile
Un recueil bilingue
Tracie m’avait pourtant fait bonne impression lorsque je l’avais vue pour la première fois
Je la trouvais plutôt
Du genre je connais la vie
Je la dis comme je la vis
Alors que s’était-il passé
Le temps d’un passage
De l’oral à l’écrit
Deux mondes soudain semblant si différents
Peut-être même indifférents l’un à l’autre
L’un nature
L’autre obscur
La poésie était parfois tordue
Ou tortueuse
Une succession de mots sinueuse
D’images
De sensations
D’étranges associations de lettres
Qui me faisaient perdre le fil
Le sens de ce qui voulait être dit
Mais y-avait-il vraiment une volonté derrière ces mots
Une volonté de dire quelque chose de cohérent
N’était-ce pas plutôt un simple exercice de style autour du langage
Une forme sans contenu réel
Une forme qui était là pour me donner à voir
A entendre
A ressentir autre chose
Un monde intérieur avec toutes ses confusions
Ses contradictions
Un monde qui n’était pas accessible immédiatement
Un monde réservé aux initiés
Aux êtres qui possédaient les clés
Encore ce mot de clés
Dédales de portes et d’allées
Peut-être me fallait-il ce temps pour comprendre
Souligner d’abord ce qui était clair pour moi
Quelle porte pouvais-je ouvrir
Quelle pièce où je me sentirais chez moi
En toute sécurité
« Battons le temps
Tant qu’on le peut
Chantons des rimes quand
Le moment le veut » (1)
Forcément demeuraient des références qui m’échappaient
Des références qui n’appartenaient qu’à l’auteure
Qu’elle seule
Connaissait
Ou un ou quelques êtres qui lui étaient proches
Ou qui avaient partagé avec elle ces moments intimes
Le lit des mots sur l’oreiller
Le pire était de me dire
J’ai fini de lire cet ouvrage
Et je n’ai rien compris
Ou
J’ai fini de lire cet ouvrage
Et je ne me souviens de rien
Ou encore
J’ai fini de lire cet ouvrage
Et rien ne m’a touché
Rien ne m’a ému
Tout était bien trop loin de moi
Dans une sphère inconnue
Un langage étranger
A mon entendement
Pour éviter le pire je pouvais me rattacher
Aux quelques mots que j’avais saisis
Je sauvais ainsi la mise
Je n’avais pas l’air ignorant
Bonnet d’âne
Je me disais que ce temps dépensé
A lire les autres mots
N’avait pas été complétement inutile
Que je raccommoderais maintenant les trous
Que je poursuivrais l’œuvre amorcée
La lumière ne se voyait que dans l’obscurité
Fluide électrique de ton corps né des étoiles
As-tu seulement conscience de sa puissance
De ses mouvements danse évanescence
Juste te laisser porter par cette voix gonflant ta voile
J’étais dans ce monde
Sans être de ce monde
J’étais de ce monde des poussières
Des étoiles
De l’eau et des algues
Invisibles pierres
Fragments d’univers
A décomposer les lettres
L’origine du langage
Paulo
Avais-tu compris à quoi voulais-je employer ma vie
France adorée de mes derniers baisers
Connaissais-tu ce travail
Explorer l’infini de ton être
Le champ de tes possibles
Retourner aux origines de ta création
France en bas résille blottie dans sa chambre secrète s’endormait
Sourde à mes mots
Comme à ceux de Paulo ou de Tracie d’ailleurs
Tandem désaccordé
Lettres oubliées
Effacées
Déchirées
A quoi voulais-je employer ma vie
Quel sens désirais-je lui donner
En ce début d’année deux mille vingt quatre
Balbutiements sur la page
Brouillons de sons jetés
A l’Instant Café
Théâtre d’essais
Sans prétention
Qu’est-ce que la poésie
Qu’est-ce que la poésie
Tracie
Le travail des mots
Thierry Rousse
Nantes, vendredi 5 janvier 2024
Une vie parmi des milliards
(1) Tracie Morris, Hard Koré, poèmes, édition Joca Seria