J’éternuais ce soir, et, déjà, j’imaginais le pire. 363 morts en 24 heures. Trompe le mauvais perdant et Joe la force tranquille s’affrontaient toujours. Les dépouillements étaient suspendus. Ils reprendraient demain. En attendant, des mains innocentes comptaient, recomptaient, re-recomptaient . Trompe saisirait la cour s’il perdait. « C’est de la triche ! C’est moi le gagnant ! Je couperai vos mains innocentes !». Trompe n’aimait pas perdre aux billes. En enfant gâté, il se plaisait bien à la Maison de la Reine Blanche. « That is my home and the world is me ».
« My world ? Who is my world ? ». Il y avait toujours cet entre-deux à mon réveil, entre ma couette qui continuait de m’attirer sous elle, vers de sombres mélancolies, la peur du jour à venir, me réfugier dans le monde des rêves, et ce sursaut, ce désir de m’en sortir, prendre le problème par les deux cornes : « Start up a fire ! ». Me lever sans réfléchir, tourner le dos à mon lit, une douche, un café, j’étais prêt à répondre à cette offre de Domino. Non, ce n’était pas la pizzéria livrant à domicile ses trois fromages, juste une agence d’intérim. « Recherche travailleur social pour un centre d’hébergement qui ouvre à Nantes, accueil de familles, confinement » . Aussitôt, je téléphonais : « Le poste est déjà pourvu ». Ma joie retombait. J’avais froid. Il faisait froid aujourd’hui. Le froid avait cette vilaine manie d’envahir tout mon corps, me faire ressentir une désagréable sensation de misère, comme attiré vers un précipice sans fin. Il me fallait allumer un feu. « Start up a fire ! » Je rassemblais ce que je pouvais récupérer, quelques boites de camembert, des brindilles et un bûche trouvées dans le jardin sous le tas de bois. Un peu moins humides que celles du dessus. Les feuilles séchées du palmier me sauvaient. De belles flammes jaillissaient. J’avais chaud et me sentais, soudain, tout autre, riche, fort, prêt à affronter la journée. Un regain d’énergie, le sourire positif, indispensable à toute recherche d’emploi. Le téléphonait sonnait. La candidature que j’avais transmise pour un poste d’animateur dans les écoles allait être étudiée. Je serai contacté demain ou la semaine prochaine. La confiance revenait. J’épluchais mes carottes, mes pommes de terre, je coupais de belles rondelles, je faisais mijoter le tout avec mon restant de chou et de brocoli. L’odeur du feu de bois et l’odeur de la potée végétarienne se mélangeaient avec harmonie, réchauffant mon coeur et ma maison.
« Start up a fire ! ». Dit ainsi, cela avait une autre classe qu’ « allumer un feu ».
Après une réunion de travail en visioconférence, l’heure m’était venue d’atterrir, un potage accompagné de pâtes italiennes. Une douce chanson me faisait revenir sous la couette : « Not Dark Yet » de mon ami Bobby.
« Pas encore noir »…
Encore une petite lumière.
J’avais tiré le rideau noir sur la nuit.
Sans explication.
Juste tirer.
Le jour était ce qu’il était.
J’avais travaillé toute la journée, ou, presque.
Epluché, mangé, aussi.
Là-haut, il faisait chaud chez Mémé Zanine, peut-être un peu trop chaud.
J’avais besoin d’un léger vent soufflant sur mes pensées.
Respirer.
J’éternuais.
La chaleur au front.
« Il fait trop chaud pour dormir le temps passe…
J’ai encore les cicatrices que le soleil ne guérit pas…
Derrière chaque belle chose il y a quelques peines » ( *)
Bobby n’avait pas le moral aujourd’hui, et, moi, j’avais envie de voir ces flammes me sourire, y croire à ce rêve, à cet emploi, à ce théâtre, à tous ces mots, ces sourires, ces caresses, y croire, un monde de douceurs, un ring de pétales, un voyage sans retour. Hé Joe ! Le rêve américain ! Le rêve américain était là, au fond des yeux des Amérindiens : « Je retrouverai ma terre, mes racines, mon père, ma mère, mon enfant et la mère de mon enfant, ma vie… ».
« Start up a fire ! », allumer un feu.
J’allumerai un feu, et cette nuit, pour toi, brilleront les étoiles.
La Grande Faucheuse attendrait bien un peu. Je ne l’avais pas aiguisée.
Thierry Rousse,
Nantes,
5 novembre 2020,19h02
(*) « No Dark Yet » Bob Dylan