SUR L’ILE DU SOLEIL LEVANT

Sur l’île du soleil levant

Toujours à la même heure

Hirayama se levait

Toujours le même rituel

Il coupait le petit poil qui dépassait

Sa moustache était toujours impeccable

Le teint frais lisse irréprochable

Le genre d’homme qui prenait soin de son corps

Il vaporisait ses bébés arbres

Les contemplait à genoux

Comme en prière

Avant d’enfiler sa veste de travail

Et de prendre quelques pièces dans une coupelle

Toujours la même disposée à l’entrée de son modeste appartement

Meublé de presque rien

Un matelas

Une bibliothèque

Un magnétophone

Juste ce qui lui était essentiel

Il descendait l’escalier

Glissait ses quelques pièces dans le distributeur de boissons

Ouvrait la porte de son véhicule

Buvait sa boisson

Toujours la même

Allumait le contact

Sortait une cassette

Que lui seul savait encastrer dans son autoradio

Roulait accompagné de ses voix préférés

Ces chanteurs d’Amérique

Interminable dédale de boulevards

Et d’avenues entre des successions de tours

Interminable ville

Boule de feu éblouissante jaillissant de l’océan

Soleil Levant

Et toujours son regard vers Sky Tree

L’arbre du ciel

Tour de radiodiffusion

La deuxième la plus haute au monde

Six cent trente quatre mètres

Son point de repère

Sa connexion

Au milieu de cette géante toile d’araignée

Sa métropole

Tokyo

Quatorze millions d’habitants

Quatrième la plus peuplée au monde

Ancien village de pêcheurs

La porte de la rivière

C’est ici qu’Hirayama exerçait son métier

Simple agent d’entretien

Assidu à son labeur

Toujours les mêmes gestes

La même rigueur

Rien n’était oublié

Il astiquait chaque partie des toilettes à la perfection

Comme il astiquait chaque partie de son corps

Hirayama l’homme consciencieux

Humble

Respectueux

Prévenant

Le client à ses yeux était roi

Priorité aux envies pressantes

Il attendait patiemment

Toujours le même parcours

De WC en WC

Les mêmes lieux

La même pause

Assis sur le banc de ce parc

Oasis au coeur de ce tumulte

A manger son sandwich

A observer les gens

Cet homme vagabond qui s’était installé là

Cette jeune femme assise également à la même heure sur un banc près du sien

A observer elle aussi les rayons qui transperçaient les feuilles des arbres

Le soleil qui jouait avec elles

Les faisaient vibrer

Danser

Hirayama se hâtait de les photographier

D’immortaliser ces instants éphémères

Qu’il collectionnait dans sa bibliothèque

Une quantité de dossiers et de dates

Soudain il surprenait un bébé arbre au pied d’un grand arbre

Et délicatement il l’emportait avec lui

Émotions d’une vie fragile

Attentif aux infimes détails de la vie

Était Hirayama

L’agent d’entretien des toilettes de Tokyo

Il retrouvait un enfant enfermé

La maman le récupérait sans même lui adresser un regard

Un remerciement

Hirayama souriait à l’enfant

Il réconfortait un jeune collègue amoureux

Honteux de son métier

Il était un instant le père pour cette jeune nipponne perdue dans un avenir incertain

Un monde allant à sa perte

Hirayama rentrait chez lui

Sa mission accomplie

Toujours à la même heure

Il ôtait sa veste de travail

Enfourchait sa bicyclette

Allait là où la nature pouvait encore surgir

A travers ce dédales de boulevards

D’avenues

Là où la rivière coulait encore

Là où l’herbe poussait encore

Hirayama allait là où les arbres l’appelaient

Frottait d’eau vive son corps accroupi sur un tabouret face à un robinet

Fontaine des temps nouveaux

Corps nu parmi les autres corps nus

Corps pudique de ces hommes

L’eau des bains bouillonnants le lavait de ce qui était trop pesant

Tout ce qu’il gardait

Sa souffrance qu’il ne laissait transparaître

Le poids du passé

Des erreurs peut-être

D’une culpabilité

De ses pensées

Difficile à dire

L’échec d’un homme

D’une vie

Instant de soulagement

Chaleur d’un sauna

Son corps sur un canapé face à un écran de télévision

Puis venait l’heure de manger

Affronter le vent

La pluie

La mousson

Entrer dans les couloirs du métro

Ces petits restaurants sur le pouce

Où se retrouvaient les petites gens aux petits métiers

Le monde souterrain d’en bas

De ceux qui avaient basculé

A la périphérie des beaux quartiers

Éloignés des bureaux d’hommes victorieux

Ombres des corps silencieux

Sans un bruit

Et chaque soir

Avant de s’endormir

Hirayama allumait sa lampe de chevet posée à même le sol tout comme l’était son matelas

Hirayama lisait l’un de ses innombrables livres

Jusqu’à son jour hebdomadaire de relâche

Le grand jour

Le linge sale de la semaine à porter

La balade à vélo plus longue que d’habitude

Puis le grand restaurant

Grand pour lui

Ridicule pour les autres

Les hommes d’affaires peut-être

Toujours le même restaurant

Et toujours cette même femme qui le tenait

La patronne

Toujours élégante

Vêtue à la manière d’une geisha

Cette femme digne chantait si bien

Cette chanson qu’il écoutait en boucle la semaine sur la route de son travail

Hirayama était son client préféré

Restaurant peut-être d’une ancienne maison close

Elle le servait copieusement au comptoir

Les autres hommes étaient jaloux

Qu’importe

Hirayama le méritait bien

Homme discret délicat qui n’osait lui avouer ses sentiments

Hirayama

Ce jour parfait ou presque

L’entrée était exceptionnellement fermée ce jour

Il attendait à la laverie tout en lisant

Quand il la vit

La porte entrebâillée

Se précipitant

Avec cet homme à l’intérieur

Ses espoirs s’effondraient

Homme échoué au bord de la rivière

A boire pour oublier

Pour se mentir à lui-même

Ce qu’il n’avait jamais osé lui déclarer

Hirayama

Homme seul au monde

Quelque part ici ou ailleurs

Agent d’entretien des toilettes de Tokyo

Quelle plus belle médaille pour un homme

Ou une femme

Nettoyer le monde

Le rendre propre

Beau

Étincelant

Aussi beau qu’un arbre

Aussi transparent que l’eau vive

Sur l’île du soleil levant

L’homme vint le voir

Lui parlait de sa maladie

Qu’il était venu s’excuser auprès d’elle

Avant de repartir

Le lendemain sur la route des toilettes

Des yeux d’Hirayama coulaient des larmes et des sourires

Et se dessinaient sur son visage pour la première fois un arc-en-ciel

Tant d’années sans doute que ses larmes étaient sèches

Retenues derrière le barrage qu’il s’était construit

Le soleil se levait à l’horizon peut-être d’un nouveau chapitre à écrire

Thierry Rousse,

Nantes, Lundi 18 décembre 2023

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