Des bribes de couloirs laissaient entendre que les vacances de février seraient supprimées. Nos Chefs nous l’annonceraient ce week-end. Les vacanciers seraient priés de ranger leurs skis et réintégrer au plus vite leurs écoles ou leurs usines. La hausse des cas déclarés par le Mutant anglais justifierait cette prise de décision gauloise.
Nous en étions arrivés, modestes sujets et pantins obéissants, à devoir deviner les fausses rumeurs des vérités vraies. Les coquillettes d’un côté, les spaghetti de l’autre. Le tri sélectif occupait toutes mes soirées hivernales. Certes, il me restait d’autres passions dans la vie, comme chanter, jouer de la guitare ou au scrabble, danser, lire, écrire, marcher, griffonner, rêver.
Je commençais à dessiner mes premières esquisses du guide nantais. Par quel bout de l’île de Nantes débuterais-je ? J’avais le choix entre le Hangar à Bananes et le Parc du Crapa.
Le Hangar à Bananes à ce jour me laissait peu de choses à dire. Un Hangar désert, inhabité depuis des mois. Que de vagues souvenirs. De vastes pubs avec des scènes de concerts et des pistes de danse dont un fameux bateau-pirates qui m’avait bien plu à l’époque de la paix. Ses cocktails m’avaient transporté, un soir de brume, de l’autre côté de l’Atlantique, sous un soleil de salsa dont mes pas n’avaient jamais su saisir le rythme. La meilleure des professeures, Emma, avait fini par renoncer à m’enseigner cette discipline. Mon corps dansait chaque note, s’agitait en tous sens et paraissait en transe plutôt qu’en cadence. Au milieu de cette brochette de pubs et de restaurants de la nuit, une galerie contemporaine faisait guise d’apéritifs. Je ne comprenais pas grand chose à ce qui était exposé, aux notes d’intention des artistes et aux ouvrages mis en vente dans sa librairie. Un univers formel, hermétique, géométrique, cultivait bien souvent le goût du désespoir et de l’auto-destruction. Ces adjectifs semblaient être la marque de fabrique, l’originalité de l’art contemporain. Si cet art ne me faisait pas vibrer, qu’il me laissait froid, muet, pantois, c’est que je ne devais pas être suffisamment érudit ou que je devais être trop sensible à la simple beauté des êtres, des choses et au goût du bonheur. Je persistais à m’y perdre en espérant, un jour, être ému par la puissance de ses messages. J’étais du genre à remettre toujours en question mes premières impressions. Tout près, s’ouvrait le Théâtre aux 100 Noms, un théâtre à l’italienne avec de beaux tapis rouges comme autrefois. Je n’avais entendu que du bien de ce théâtre. Je rêvais de découvrir, lové dans une loge vénitienne, l’une de ces « one women show » ou l’un de ces « seul en scène », accompagné de ma Juliette, histoire de troquer mes sombres pensées de la tragédie fatale du monde contre une bouffée de détente, rire de bon coeur face à la comédie humaine. A l’entrée du Hangar à Bananes, se trouvait la porte discrète d’une discothèque fort prisée des étudiantes et étudiants. Je n’avais jamais osé y entrer. Me sentais-je déjà chauve, quinquagénaire, auquel il manquait cinq dents ? N’étais-je plus une bande de jeunes à moi tout seul, ivre de rires et d’insouciance ? Mon oeil était pourtant avide de curiosités noctambules. Danser au rythme de la techno était peut-être plus aisé, me disais-je, noyé dans une foule hypnotisée sous la fumée des machines et des éclairs, passerais-je inaperçu. Pour l’heure, rien ne tout cela, et pas l’ombre d’une banane sur un visage, aucun visage d’ailleurs, qu’un Hangar hagard. Le Voyage à Nantes s’arrêtait là. Ou non. Un bateau-bus pouvait à présent m’embarquer de l’autre côté de la Loire agitée, sur les quais des docks désaffectés. Mon âme songeuse sous sa couette faisait demi-tour jusqu’à l’autre bout de l’île.
Derrière le dôme triomphant du Centre de la Région des Pays de la Loire et les briques d’une abbaye oubliée, s’étendait le Parc du Crapa. Le Crapa, un étrange mot pour désigner le « circuit rustique d’activité plein air », l’un des parcs les plus sauvages de Nantes, l’une de ces dernières prairies humides de la Loire. On y laissait les arbres morts, couchés au sol, comme doux refuges pour les animaux. Ses pelouses, ses aires de jeux et ses barbecues attiraient les sportifs, les familles, les étudiants et les étudiantes aux beaux jours des jupes courtes et des torses nus. On y courrait, on y mangeait, on y buvait, on y dansait, on y jouait au ballon ou à tout autre jeu licite ou illicite. On refaisait le monde sous un air de fête communautaire. Le « Woodstock » breton. Pas de construction de bateaux ici. Que le plaisir des sens. Un retour à notre nature profonde. L’aspiration à la liberté et au bonheur. Valentin et Valentine aimaient se donner rendez-vous, chaque samedi, sur un banc, à l’abri des regards indiscrets. Ils s’enlaçaient tendrement, un baiser éternel que leur enviaient Roméo et Juliette, fort jaloux d’un tel amour infini. Le temps se suspendait. Déjà les étoiles et un Parc qui s’était vidé de ses habitants. Les lumières de la ville s’offraient à leurs coeurs éblouis. Manhattan au bout de l’île, et, bientôt, Broadway. Valentin et Valentine y croyaient, jouaient des claquettes sur le pont des sourires. Une enfant les avait dessiné comme elle les voyait. Heureux sans doute, unis jusqu’au bout de la vie. La plus belle des comédies avait pourtant ses marées, ses tourments et ses pleurs. Leur coeur s’était brisé et la Loire était née. Les vacances étaient finies pour les amoureux d’un été. Le travail les avait appelé à se ranger. Un mètre de distance pour rester dans le rang. La punition serait un retour à la cale, privés de bananes. Woodstock n’avait qu’une saison sur cette île. Il neigeait, cependant sur Nantes, de doux souvenirs tropicaux, inoubliables. « Le Songe d’une nuit d’été ». Shakespeare n’avait pas dit son dernier mot. Le Mutant anglais de l’amour romantique était de retour. Un bout de l’île demeurait comme une espérance offerte aux promeneurs solitaires. Ce banc, immobile, les attendait. Au bord de la Loire, sauvage et sensuelle. La Loire des navigateurs, des rois, des princesses et des jardiniers. Une rose au parfum des dieux. Jardin clos d’un regard secret, invisible. Sur un pétale, se posait un baiser. Ronsard n’était pas loin. Du Bellay, non plus. Le lieu était beau de poésie et de tendresse. Il manquait, juste, sur l’eau, un piano, un violon, un accordéon et deux voix, pour parfaire le monde et chanter :
« En ces temps de guerre, il restera toujours un bout d’île où s’aimer … «
Thierry Rousse,
Nantes, mardi 16 février 2021
« A la quête du bonheur »