Vendredi 13, le jour du poisson et d’une autre vie

 

Etait-il possible de prendre du recul avec l’actualité ? Vendredi était le jour du poisson. Une ancienne tradition dans ma famille. J’aimais le poisson et j’attendais avec impatience ce jour-là. Etait-ce vraiment le poisson que j’attendais avec impatience ou tout simplement la fin de la semaine , le vendredi ? Le poisson devenait la fin de la semaine et il était attendu avec bonheur, le poisson. Je renouais avec cette tradition ancestrale. Où trouver du poisson à mille pas de chez moi ? Dans la Sèvre? J’avais bien appris à pêcher avec mon Papa dans la Seine et au bord de la mer, mais les hameçons, ça faisait mal au bout des doigts, les hameçons. Je n’arrivais jamais à accrocher un hameçon à ce pauvre petit asticot qui gigotait. J’imaginais sa souffrance. Et puis, quand je parvenais enfin à attraper un poisson grâce au petit asticot harponné, après une quantité d’herbes ou d’algues au bout de ma ligne, le plus périlleux se présentait à ma conscience: tuer le poisson, l’assommer d’un bon coup en saisissant sa queue pour frapper sa tête contre une pierre. « Fais-le, Papa , tu es fort! ». Je fermais les yeux, je redoutais cet instant. Je me mettais à la place du poisson, ma tête frappée contre cette pierre. Et, pourtant, je me régalais quand nous passions à table. Une bonne « sardinade », rien de telle pour partager un moment de convivialité ! Une nouvelle fois, j’avais honte de mon ventre face à ma conscience. Je ne voulais pas tuer ce poisson et je me régalais à le manger. Une chose était certaine, je n’irais pas pêcher. Je n’avais ni canne à pêche, ni asticot, ni épuisette, ni l’autorisation de pêcher dans la Sèvre. J’irais chez le poissonnier à mille pas. Il se trouvait tout au fond du Super U, le poissonnier à mille pas. Ce vendredi, je n’assisterais pas à la mort des poissons, ils étaient déjà morts, exposés à la vue du client sur leur lit de glace. C’est la docteure qui m’avait conseillé de manger du poisson, sardines, maquereaux… des poissons gras et pas chers. J’obéissais à ses ordres, puisque c’était bon pour ma santé, manger du poisson. Je voyais déjà les frétillantes sardines qui m’attendaient. Elles me rappelaient la fête de l’Humanité avec mon camarade Boris. Nous trinquions un verre de muscadet à la main, l’autre une sardine grillée, à l’amitié et à la joie, trente trois ans d’amitié déjà avec mon camarade Boris, un excellent acteur qui avait tourné un court-métrage sur l’histoire des poissons, de l’homme et de la femme. Trente trois ans, l’âge de Jésus cloué sur la Croix. Nous étions le vendredi 13. M’égarais-je ? La tradition du poisson le vendredi serait liée à la crucifixion de Jésus. Au passage, je glissais « L’Humanité Dimanche » et le journal du jour dans mon panier. Les rayons « livres », « chaussettes, caleçons, petites culottes » , « jouets » « vaisselle et bibelots en tout genre» à ma droite étaient clos. Ces objets étaient identifiés comme « non essentiels » à la vie. Les sardines, elles, étaient essentielles. Les journaux, aussi. J’étais sauvé. « L’Humanité Dimanche » titrait : « Avoir vingt ans au temps du Covid ». J’avais déjà cinquante trois ans, étais-je concerné par le Covid ? Où se situait la différence : Avoir vint ans ans ou cinquante trois ans au temps du Covid ? Dans l’espérance de vie ? Devant l’ampleur des catastrophes ou des merveilles qui s’annonçaient ? Le journal parlait, lui, en première page du terrorisme : « Nouvelles menaces, nouveaux défis ». J’étais presque arrivé. La poissonnière me guettait. Elle était bien seule, la poissonnière derrière ses poissons morts, seule rescapée d’un carnage. La poissonnerie du Super U n’avait pas le charme d’un étalage sur le quai d’un port, ou, sur la place d’un marché villageois. « – Vous désirez ? – Des sardines ! – Désolé, monsieur, je n’en ai pas aujourd’hui ». Plus de sardines  aujourd’hui, un vendredi 13 ? N’y avait-il plus de sardines dans l’océan ? Qui les avait pêchées ? Un gros cargo chinois sans pitié ? Je passais de la joie à la tristesse. Un grand vide se fit dans mon ventre. «  Bien… je prendrai deux maquereaux, une truite et des moules ».

La pêche avait été bonne. Je rapportais mon filet bien rempli à mon Amélie. « – Et les sardines ? – Je les ai relâchées, elles étaient trop petites. Laissez-nous grandir, m’ont-elles dit. – Comme tu es gentil, mon Pierrot ! ». Dans l’histoire, le petit poisson s’était envolé et transformé en dragon, le dragon des océans. Le pêcheur avait été récompensé. Le dragon lui avait offert une huître géante. Pierrot avait rapporté l’huître à son Amélie. Dans cette huître, il y avait une perle, et, grâce à cette perle, Amélie et Pierrot avaient retrouvé l’île de leur enfance, cette île, chantée par Jacques Brel, où ils s’étaient rencontrés et aimés. J’avais joué cette histoire avec mon théâtre miniature, une fois à la Fête de l’Humanité de la Courneuve au stand de la Vendée, et, l’été dernier, deux fois à La Guinguette Ensablée puis une fois à la Fête de l’Humanité de Vendée en cette même Guinguette, à Sion-sur-Mer. De délicieux souvenirs au milieu des dunes et des pins. Le bonheur de rejouer pour les enfants et leurs parents. Une autre vie était possible « au temps du Covid ». Il était possible de prendre du recul avec l’actualité en écrivant notre propre actualité. Je remerciais mes deux maquereaux, ma truite, mes moules d’avoir donné leur vie pour moi. L’avaient-ils vraiment choisi ? Serais-je capable, un jour, de ne manger que des légumes, des céréales et des fruits ? Les plantes ne vivaient-elles pas également ?

C’était l’heure de Jazz à Fip, et, déjà, une autre vie. Emma dansait, jouait, de son violon, une valse infinie, sur les trottoirs du temps. La Lune scintillait. Un couloir argenté indiquait un chemin au milieu de l’océan. La place d’un village. Un banc. Une guinguette. Un arbre. Une rivière. Une plage de coquillages. Des poissons qui sautaient. Une huître. Une perle, au temps du Covid.

Thierry Rousse,

Nantes,

Vendredi 13 novembre 2020

« De retour chez Mémé Zanine ».

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